- L’exigence de la nuance
L’un de nos problèmes fondamentaux consiste à croire que nous sommes spontanément capables de penser. Personne ne s’improvise physicien quantique, chef d’orchestre, ébéniste ou cordonnier. Par contre, nous nous posons comme aptes à penser. Or, se faire une opinion, croire, avancer une certitude, diviser les choses en deux n’est pas penser. Penser, c’est faire des nuances. Personne ne pense qui ne fait des nuances. André Malraux le rappelle :
- La nuance est profondeur
Les positions extrêmes, totalitaires et violentes sont toujours simplistes et binaires. Dès qu’il y a acte de penser, alors on voyage dans les nuances. Et pour se faire, il faut du temps, ce que la rapidité de l’information ne permet pas.
Un peintre ne dit pas : « c’est vert clair ou vert foncé. » Il saisit le vert céladon, malachite, émeraude, menthe, véronèse, impérial, pin, prairie, lichen, lime, etc.
Pour qu’il y ait musique, il faut des nuances innombrables, non seulement dans l’interprétation d’une partition, mais aussi dans la composition de la mélodie, des harmonies. Sans cela, on tombe dans la platitude, la banalité et la tiédeur. Nuancer est la condition de la profondeur.
- La nuance est ouverture au monde
Il en est de même de l’acte de penser. De même que le peintre apprend à regarder, à repérer les teintes, les variétés, de même que le musicien apprend les différents tons, tonalités et accords, penser requiert un apprentissage pour saisir les ressemblances, les dissemblances, les identités, les séparations, les gradations. Faire des nuances, c’est agrandir, élargir, multiplier.
Mais le grand intellectuel dont parle Malraux n’est pas, je crois, une « intelligence supérieure ». Non. Il suffit, quel que soit notre niveau culturel, quelle que soit notre position sociale, quelle que soit notre éducation, de partir de l’idée de la nuance dans notre propre pensée pour être déjà dans le monde du grand intellectuel.
- La nuance et le temps
Par les temps qui courent il n’est pas inutile de le rappeler devant les amalgames, les opinions fourre-tout, les rapides « analyses » devant une image, une émotion, une petite phrase.
Il faut toujours rappeler, aussi, le conseil de Rainer Maria Rilke dans ses Lettres à un jeune poète : créer (ici, en l’occurrence, penser) c’est prendre exemple sur l’arbre : il croit, lentement, progressivement. Il prend le temps, condition sine qua non pour être grand.