Le dêmos, c’est l’humain
On entend communément par démocratie un régime politique. L’étymologie, dêmos, le peuple, kratos, le pouvoir, se pense spontanément comme le peuple d’une nation ayant la souveraineté. Or elle est bien plus que cela.
En effet, selon une vue plus globale, le peuple désigne aussi les êtres humains en général. Le pouvoir, quant à lui, n’est pas seulement politique. Le pouvoir est celui de prendre en charge son propre « destin » en ce monde. Avoir la responsabilité de sa vie intellectuelle, éthique, sociale, politique, etc. Le pouvoir est la capacité libre de penser, créer, instituer, théoriser, fonder, modifier, faire progresser l’ensemble de notre relation au monde, notre manière de le penser et de l’habiter.
Ce n’est pas un hasard si la démocratie voit le jour en même temps que cette pensée rationnelle qu’on appelle philosophie, parce que la raison est libérée des récits mythologiques et religieux ainsi que des diktats des tyrans, pour être à elle-même son propre fondement. L’humain prend en charge la compréhension du monde de même qu’il prend en charge l’institution d’une société.
Pensée rationnelle et pensée politique sont à présent autonomes. Elles s’interpénètrent. Elles se donnent leurs propres lois. Les deux ne cherchent plus les fondements et les ordres dans les récits sacrés, mais en elles-mêmes. Ainsi, la démocratie est un état intellectuel, un état d’esprit, une pensée libre de tout assujettissement à un ordre transcendant, à une religion, à des mythes, à des dictateurs. Elle incarne, avec la philosophie, une nouvelle et révolutionnaire pensée : l’acte intellectuel libre, autonome, indépendant, d’un être humain qui n’est plus le sujet passif qui obéit à un ordre qui le dépasse, mais le sujet actif qui institue l’ordre.
La liberté de penser : critiquer et s’autocritiquer
De cette autonomie résultera une pensée critique qui prend son essor sur l’idée que rien n’est au-delà de la critique. Le sacré religieux intouchable n’a plus sa place dans les fondements de la pensée. Comme l’écrit Cornélius Castoriadis à propos de la démocratie en Grèce : il s’agit ici d’une « société qui, tout en vivant sous des lois et sachant qu’elle ne peut pas vivre sans loi, ne s’asservit pas à ses propres lois ; d’une société, donc, dans laquelle la question : quelle est la loi juste ? reste toujours ouverte. » Autrement dit, l’institution est toujours discutée car discutable. Elle peut être l’objet d’une pensée critique.
L’autonomie intellectuelle et politique, la pensée libre, la pensée critique, la mise à l’écart du sacré mythologique, religieux et de la violence tyrannique, sont parmi les fondements de la démocratie.
L’un des socles de la pensée rationnelle est aussi l’autocritique. Ainsi, la pensée se pense elle-même, elle pense sans cesse ses théories, ses concepts, ses institutions et peut se remettre en cause, se réformer, progresser. C’est en ce sens que la philosophie, et ainsi la démocratie, rendent publiques les idées, les thèses, afin qu’elles soient discutées, critiquées, remises en question. C’est le sens du débat, du dialogue, de la discussion où s’affrontent les thèses et les antithèses, les idées opposées. C’est la pluralité, la diversité qui animent l’acte de penser en général, et donc la pensée politique en particulier ; la parole doit à présent être justifiée, légitimée devant le jugement d’autrui. Ainsi, tous les états théocratiques, totalitaires, autocratiques, ne peuvent par essence être démocratiques et ainsi rationnels. Ils détruisent toute pensée contradictoire, toute idée opposée, toute autocritique.
On constate que le pouvoir d’aller voter ne peut pas à lui seul définir une démocratie. Cela est absolument réducteur, simpliste, pour ne pas dire ridicule. Car on vote aussi dans les pays liberticides.
L’actualisation de l’esprit démocratique ne se fait pas que dans les assemblées et les ministères. C’est au cœur même de la société que les idées s’échangent, que les pensées se rencontrent, que ces fondements de la démocratie s’actualisent et progressent : par l’éducation, dans les écoles, les universités, les associations, les syndicats, dans les foyers, dans les protestations, etc.
Assassiner la République : assassiner la pensée
Assassiner la République, lors d’assassinats terroristes, n’est pas seulement s’attaquer à une nation ou à un état de droit. On devrait dire, en même temps, assassiner la pensée, l’acte de penser autonome, rationnel, libre. La Res publica, la chose publique, c’est l’ensemble des institutions librement conçues, organisées et maintenues par la liberté des humains qui pensent. Les totalitarismes violents, politiques ou religieux sont d’abord et avant tout des assassins de la pensée. N’oublions pas qu’ils cherchent leurs lois, leurs guides, leur morale dans des idéologies, dans des textes sacrés ou dans la parole d’un chef qui les dispensent, précisément, de penser.
Les assassinats de Samuel Paty et de Dominique Bernard sont significatifs : les terroristes tuent les enseignants qui apprennent à penser.
Voilà pourquoi, entre autres, la démocratie n’est pas qu’un système politique. Elle est une manière d’être, de vivre, de réfléchir sur le monde et sur soi-même, de respecter les autres, de s’opposer à la violence, au culte du chef ou d’une idéologie, en somme aux diktats de toutes sortes.