Littérature – Philosophie

Avis critique : « Combats et métamorphoses d’une femme, Edouard Louis.

Temps de lecture : 8 minutes

Le sujet semble intéressant. Un fils parlant de sa mère. Tous les sujets sont possibles en littérature. Elle n’est jamais assujettie à un thème spécifique.

 Certes, mais si elle peut tout dire, elle ne peut pas le dire de n’importe quelle façon.

Ainsi il est légitime de s’attendre à la relation unique entre un fils et sa mère, ce qui la distingue des autres, ce qui leur appartient et qui, dissimulé aux regards d’autrui, est ainsi mis en évidence par les mots et le lecteur découvre un monde. C’est l’expérience intime de l’auteur qui me semble être le sens de la littérature et que nul autre n’aura décrit, décortiqué de cette manière.

 L’art, et ici la littérature, a bien pour sens de révéler, de faire voir l’intime de l’autre, mais aussi le nôtre, lecteur, car le texte vient faire sortir de notre « torpeur » ce que nous ne savions pas de nous, et du monde.

  • Un fond ordinaire ; une forme banale

On lit une succession de phrases dont la forme et le fond demeurent très banals. Est banal ce qui est répandu, commun, à la disposition d’un grand nombre, non seulement dans la phrase, mais dans la finalité d’un paragraphe, d’une conclusion.


Que révèle Edouard Louis de cette relation mère-fils ? Des faits qui doivent probablement concerner quelques centaines de millions de personnes, du moins jusqu’au passage dans l’autre classe sociale. Il faut donc quelque chose de plus pour être édité au Seuil et être encensé par les critiques.

Elle a été malheureuse, elle a eu un fils alcoolique et violent.

À dix-huit ans elle était mère au foyer.

Puis un autre enfant.

Elle reste avec le père pour ses enfants, lui qui couche avec d’autres femmes.

Dans son village « les hommes buvaient et les femmes essayaient d’empêcher leur mari de boire. »

Elle fait la cuisine et le ménage pour toute la famille.

Elle lui apprend que son père est alcoolique.

Elle rêvait d’une autre vie.

Et tout cela est écrit textuellement.

« A seize ans elle s’est inscrite à l’école hôtelière de sa région, mais un an plus tard elle a dû interrompre sa formation ; elle était enceinte et prête à mettre au monde mon grand frère, qui allait rapidement devenir alcoolique et violent. »

Voilà juste un fait énoncé factuellement. Cela n’est pas en soi problématique. Le problème est que tout le livre énonce des faits comme tout le monde peut le faire.

« Elle le détestait (le père) mais elle restait avec lui, à cause des deux enfants, pour eux. Elle me disait qu’elle ne voulait pas qu’ils grandissent sans père. »

Bien sûr ces mots auraient pu nous mener quelque part. Mais ce n’est en rien le cas. On stationne dans une succession de phrases que tout un chacun pourrait coucher sur un journal intime en se préoccupant juste d’écrire correctement.

Rester avec quelqu’un pour les enfants, probablement la raison la plus mise en avant par les gens qui ne divorcent pas. Combien de gens peuvent écrire cela de cette manière ? Probablement quelques millions. Alors qu’y a-t-il de particulier ?


On dira qu’extraire une ou deux citations dénature un texte. C’est vrai, sauf quand tout est identique.

Penser qu’on méritait autre chose, qu’on a raté sa vie, qu’il n’y a pas de destin et imaginer qu’une autre vie …  Et ? Est-ce cela la révélation ? N’est-ce pas extrêmement commun ?

Le fond et la forme restent bien ordinaires. Sans doute que quelques millions de personnes peuvent penser cela et l’écrire de la même façon.

Son père a honte : « Qu’est-ce qu’un homme ? La virilité, le pouvoir, la camaraderie avec les autres garçons ? Je ne les avais pas. »

Est-ce cela les troubles profonds de la différence qui dérange ?

Puis sa mère a des jumeaux, elle veut avorter, mais elle les garde, son mari l’exige. Comment est montrée la domination masculine ? « Elle a essayé de défendre son point de vue mais elle n’a rien pu faire. Il décidait, elle cédait. Quelques mois plus tard elle était à l’hôpital pour l’accouchement. »

Et ?

Mais ils sont pauvres alors on apprend que deux enfants de plus c’est dur. Oui, tout le monde sait qu’avoir beaucoup d’enfants quand on est pauvre, c’est difficile. Mais la question n’est pas là. Le problème selon moi c’est qu’il l’écrit comme je viens de l’écrire. Cela, de surcroît, n’est en rien suffisant pour passer pour un révélateur des troubles existentiels.

« Non seulement elle était mère de cinq enfants, sans argent, sans perspective, mais elle était prisonnière de l’espace domestique. Toutes les portes étaient verrouillées. »

Pour montrer l’angoisse de l’impasse, la souffrance muette d’un enfermement existentiel on a « toutes les portes étaient fermées. » 

  • L’échec anthropologique

  Il y a ensuite deux perspectives, l’une anthropologique, l’autre sociologique.

La première est annoncée par cette phrase : « Est-ce que je peux comprendre sa vie si cette vie a été spécifiquement marquée par sa condition de femme ? Si je suis perçu et défini par le monde qui m’entoure comme un homme. »

Voilà une dichotomie traditionnelle. Or c’est la réponse qui échoue car le récit continue à dérouler des banalités dans le fond et la forme.

Voici une phrase censée révéler cette compréhension intime et dont la mise en forme doit en montrer l’importance :

« Tu te sentais abandonnée.

  Tu l’étais,

Tu étais seule. »

Est-ce cela la compréhension d’une vie de femme ?

  • L’échec sociologique

La deuxième perspective est sociologique : la séparation des classes. Les pauvres, les riches.

Selon un journal célèbre ce livre est une « cartographie du monde social. » Or une cartographie est un ensemble de nuances, de frontières, de paysages, de différences, de perspectives, de failles.
Ici on a une carte divisée en deux avec, juste, l’Est et l’Ouest.

 D’un côté, les pauvres alcooliques qui tapent leur femme, de l’autre les riches qui parlent bien. Cela existe, bien sûr, mais tout le monde le sait, tout le monde peut le dire comme cela.

Une cartographie aurait consisté à éviter les clichés sociaux, à investir sa propre pauvreté, sa singularité pour en montrer les dessous, les fonds, les particularités et non parler de la pauvreté en générale en quelques pages.

 Pour un autre journal le texte est « subtil ». Les pauvres avec beaucoup d’enfants ont une vie compliquée.

Il reste alors la subtilité des sentiments : « Comment le dire sans être naïf ou sans avoir l’air d’employer une expression toute faite, idiote : j’étais ému de te voir heureuse. » Si c’est subtil, à savoir qu’on révèle des nuances très fines, des tons imperceptibles, des parfums presque inodores, alors on se questionne, car cette phrase n’est que le reflet du reste. C’est gentil cette émotion. Voilà tout.

« Je ne voulais pas que les autres sachent que ma mère ne ressemblait pas à la leur, que ma mère à moi n’avait pas fait d’études. »

Combien de gamins et d’adolescents ont vécu une honte parentale, et peuvent le dire de cette manière ?

Peut-être que les critiques ont confondu Pierre Bourdieu et Edouard Louis.

  • L’échec de la métamorphose

Puis vient l’un des éléments essentiels : les métamorphoses. Comment s’expriment-elles ? Elle quitte son père, va à Paris, rencontre Catherine Deneuve.

Mais quelle est la conséquence psychologique profonde d’une rupture, d’un changement de vie, précisément d’une métamorphose, qui signifie passer d’une forme à une autre ? Ce changement radical, car on est alors méconnaissable, aurait mérité autre chose que de dire textuellement :

« Ça y est, je l’ai fait » Elle a quitté son père.

La métamorphose, ce total bouleversement dont on attend une découverte, comme la chenille qui devient papillon, est exprimée par cette phrase : « Je me suis laissée faire pendant toute ma vie mais maintenant je suis à Paris et je connais Catherine Deneuve. »

Et ?

Puis : « Je ne me laisse plus faire par les hommes. »

  • L’échec littéraire

Enfin la perspective littéraire que l’auteur aborde lui-même :

« J’écris pour expliquer et comprendre …», ce que la littérature, d’après ce qu’on lui a dit, ne doit pas faire. Alors allons sur son terrain.

Expliquer signifie « faire sortir au dehors », autrement dit mettre au jour ce qui est caché, plié, dissimulé. Ici le fond et la forme en restent à l’apparence par le simplisme de l’expression. L’auteur « explique » que chez les pauvres des bouches de plus à nourrir c’est un problème. Voyons l’explication avec une citation qui est la « porte-parole » de tout le reste : « Avoir un enfant de plus dans ce milieu c’est ajouter des complications à sa vie ; deux de plus, c’est la catastrophe. »

 Un étudiant qui « expliquerait » une situation de cette manière, en sociologie ou en littérature, devrait sans doute repasser son examen. On peut paraphraser un texte, tout comme « paraphraser » un événement.

Comprendre, c’est « prendre avec ». Autrement dit, il s’agit de réunir un ensemble d’éléments disparates, et d’en faire surgir un point commun qui permet de les réunir, et qui n’apparaît pas.

Dans ce livre on n’a rien à réunir car tout en reste au premier regard. On n’a rien à chercher. Voici : « Je voulais utiliser ma nouvelle vie comme une vengeance contre mon enfance, contre toutes les fois où vous m’aviez fait comprendre, mon père et toi, que je n’étais pas le fils que vous auriez voulu avoir. »

 On pourrait appeler cela un cliché existentiel dans la mesure où c’est le cas, encore une fois, pour des millions de personnes qui peuvent le dire de la même façon. Même chose pour la compréhension de sa mère.

La métamorphose ? « Tu vois, je ne suis plus la même ! Je suis une vraie Parisienne maintenant. » J’ai souri, « Oui c’est vrai. C’est vrai, tu es la reine de Paris. » C’est sympathique, un fils disant cela à sa mère. Et la métamorphose ? Peut-être faudrait-il lire ou relire Kafka.

Une phrase censée révéler l’essentiel doit aller plus loin qu’elle-même, et nous, lecteurs, plus loin que notre regard afin que chacune et chacun de nous se rencontrent dans un texte. Un grand livre nous entraîne toujours en dehors de lui-même. Et de soi. Ou au plus profond de soi.

L’auteur le dit lui-même d’ailleurs, la phrase qui a le plus de pertinence : il faut montrer ce qui se cache derrière et qui commencera à suinter. Il faudra alors continuer à écrire. Ça viendra. Il me semble que l’auteur n’écrit pas « contre la littérature » comme le dit un critique qui essaie d’en montrer l’originalité, mais qu’il écrit à côté, à côté de ce qu’il vise.

Il me semble, d’ailleurs, qu’un écrivain n’écrit pas contre la littérature, mais la renouvelle. Il doit, par contre, écrire contre le conformisme littéraire, qui consiste à suivre les règles du moment, et, surtout, à suivre les attentes du moment.

J’ai ressenti un certain vertige à la fin du livre, même durant la lecture, celui d’une incompréhension. Je n’ai peut-être rien compris. Je l’espère pour la littérature, car si je ne me trompe pas, alors il est inquiétant de penser que ce livre puisse être encensé à ce point.

Une belle phrase, quand même : « J’aurais aimé que ce récit d’elle constitue, en quelque sorte, la demeure dans laquelle elle puisse se réfugier. »

Pour ma part je vais me réfugier dans cette conclusion : critiquer est toujours le risque de ne pas voir, alors j’espère vraiment avoir raté quelque chose …

Peut-être, parfois, que des auteurs correspondent exactement à l’air du temps, aux cadres conformistes de l’instant et qu’on utilise pour lire. Une espèce de biais cognitif inaperçu et que seul l’avenir met au jour.

Il existe des illusions collectives …

                                                                                   Denis FAÏCK

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Denis Faïck
Denis Faïck Philosophe, maître de conférences

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